La Coupe Spengler n’est pas seulement l’un des tournois de hockey sur glace les plus anciens et les plus prestigieux au monde : il a longtemps été aussi un événement à forte portée politique, petit retour en arrière
Bien au-delà du sport, la compétition disputée à Davos a souvent reflété les tensions et les évolutions de son époque, en particulier durant la Guerre froide, relate la NZZ dans ce passionnant article.
Dès sa création en 1921 par le médecin davosien Carl Spengler, le tournoi portait une dimension idéologique. Dans le contexte de l’après-Première Guerre mondiale, son fondateur voyait la Coupe Spengler comme un moyen de rapprocher les peuples et de favoriser la réconciliation entre anciennes nations ennemies. Le hockey devenait ainsi un langage commun, capable de dépasser les frontières et les rancœurs laissées par le conflit.
Cette dimension politique s’est toutefois affirmée bien plus nettement à partir des années 1960. À mesure que le Rideau de fer commençait à se fissurer, la Coupe Spengler est devenu l’un des rares lieux où des équipes issues du bloc de l’Est pouvaient se mesurer à des formations occidentales sous les yeux d’un large public. L’arrivée en 1965 du club tchécoslovaque de Dukla Jihlava a marqué les esprits : après une victoire éclatante contre le champion suisse Grasshoppers, le match s’est conclu par un acte de protestation symbolique, lorsqu’un sac de peinture rouge fut lancé sur la glace, en dénonciation de ce club affilié à l’armée tchécoslovaque.
Deux ans plus tard, la venue de Lokomotiv Moscou, première équipe soviétique invitée à Davos, a renforcé cette lecture idéologique des rencontres. Les rôles se sont alors inversés dans l’imaginaire collectif : les Tchécoslovaques, autrefois perçus comme représentants du « camp adverse », étaient soudain considérés comme les « bons », tandis que les confrontations entre équipes soviétiques et tchécoslovaques prenaient des allures de combat symbolique entre systèmes politiques. Certains joueurs, à l’image de Jozef Nedomanský, devinrent malgré eux des figures emblématiques de cette opposition Est-Ouest.
L’intérêt du public suisse pour ces équipes venues de l’Est était immense. Les joueurs tchécoslovaques et soviétiques suscitaient autant de curiosité que de fascination, y compris en dehors de la patinoire. Des liens se créaient dans les cafés de Davos, où les différences culturelles s’estompaient le temps d’une bière. En parallèle, un petit marché parallèle s’est développé : cristaux tchécoslovaques ou caviar soviétique se vendaient discrètement, permettant aux joueurs d’arrondir des indemnités journalières très modestes, tandis que les primes officielles retournaient aux autorités sportives de leurs pays.
La Coupe Spengler a également été le théâtre d’épisodes plus sensibles sur le plan politique. En 1962, le joueur tchécoslovaque Jiri Kren profita du tournoi pour faire défection et passer à l’Ouest. Sa fuite fut facilitée par des soutiens locaux, jusqu’à son passage clandestin en Allemagne, où il avait déjà trouvé un club. Cet épisode illustre le rôle inattendu que pouvait jouer le tournoi dans le contexte tendu de la Guerre froide.
Avec l’effondrement du bloc soviétique au début des années 1990, cette dimension politique s’est progressivement estompée. Les anciennes oppositions idéologiques ont perdu leur sens et il est devenu plus difficile d’attirer des équipes de l’Est, privées du statut symbolique qu’elles représentaient autrefois. Les organisateurs ont alors cherché de nouvelles formules, notamment avec l’introduction du Team Canada, afin de préserver l’attrait international du tournoi.
Aujourd’hui, la Coupe Spengler reste un événement unique par son histoire, son ambiance et son prestige. S’il a perdu son rôle de vitrine politique et idéologique et s'est tourné vers le business, il demeure un témoin vivant d’une époque où le hockey sur glace, à Davos, dépassait largement le cadre du sport pour devenir un reflet des grandes tensions du monde.
